L'âge de raison

March 30, 2016


L'âge de "raison", dit-on, correspond aux 7 ans de l'enfant. Je serais curieuse de savoir ce que vous mettez dans cette expression, et comment vous l'interprèteriez...

Pour moi, voici : elle me ramène invariablement à un souvenir d'enfance. Lorsque j'étais petite, je n'avais pas la télévision, et j'allais peu au cinéma. Mais je me souviens très bien d'une fois. Ma tante m'emmena voir Les aventures de Bernard et Bianca qui repassait sur l'écran d'un petit cinéma de province. A la sortie, elle me demanda comment j'avais trouvé le film. 

"Et bien, lui-dis (en substance, avec mes mots d'enfant), j'ai adoré ! Mais, vraiment c'est bizarre ! Je n'étais pas absorbée dans le film comme d'habitude... Je me voyais en train de le regarder, je suis restée extérieure, et c'est la première fois que cela m'arrive..."

Ma tante en  conclu immédiatement que je n'avais pas aimé le film, ce qui me fit de la peine, car ce n'était pas ce que je voulais dire.

Ce que je voulais dire, voilà : nous étions en 1985, j'avais 7 ans depuis quelques mois. Et je venais de faire l'expérience de la séparation.

Vrai, il me semble que l'être humain, dans l'histoire de sa vie, revit dans sa chair les différentes étapes qui ont marqué l'humanité. Ainsi, l'homme paléolithique est intégré de plein droit au monde, il vit en son sein dans une connexion naturelle. Et puis, vient le Néolithique : l'homme se sédentarise, et se coupe de la Nature pour l'exploiter. La notion de "ressources naturelles" nait. C'est la séparation - dont on sait bien aujourd'hui, au troisième âge de l'humanité, à quel point elle cristallise notre nostalgie... Ah, si nous pouvions revenir à l'état de Nature - et aux premières heures de notre vie !

A 7 ans, la séparation d'avec les parents est consommée - mais du même coup, la séparation d'avec le monde sensible est effective. C'est la raison pour laquelle je ne pouvais plus m'oublier dans un spectacle : le temps où j'étais dans le monde comme une feuille attachée à une branche, oscillant de concert avec l'univers au moindre souffle, était révolu. La communication intime n'était plus possible - et, bien évidemment, je m'apercevais qu'elle avait existé au moment où elle m'était refusée. Soudain, mon environnement n'était plus le même, puisque mon rapport profond à lui avait changé : jadis ouvert, englobant et interpénétré de toutes choses, il se trouvait à présent face à moi, opposé à moi (et peut-être même, hostile ?), extérieur, comme un film se déroulant sur grand écran.

Je pense souvent à cette anecdote, car elle est la seule trace (mais en négatif) de la nature de ma relation au monde avant l'âge "de raison". Et à présent que je suis Maman, je vois bien ce qui se passe quand je constate chez mes enfants des phases d'excitation délirantes, des colères démesurées ou des terreurs irrationnelles... "Il n'y a pas de filtre", dit-on souvent. Voilà : pas de filtre entre le petit enfant et le monde. Pas de séparation. Nous le savons, nous le sentons dans notre corps, mais nous ne parvenons plus à nous souvenir... C'était comment, déjà ? Nous voilà séparés. Le monde n'est plus, pour nous, cet utérus avec lequel nous étions en symbiose, peuplé de d'esprits et de forces invisibles auxquelles nous étions reliées - Ah, Louiselle m'en parle souvent, des forces invisibles !! Hélas, malgré mes efforts pour la comprendre, malgré quelques maigres réminiscences, elle utilise une langue étrangère pour l'adulte raisonnable que je suis devenue...

Il est plus facile, je trouve, de considérer que le bébé vit une vie différente de la nôtre. Tout en lui est là pour le dire : ses besoins, son langage et sa motricité... L'adulte est souvent saisi de respect face au bébé, qui manifeste, dans son être, d'un rapport au monde totalement autre. Il en est de même pour l'enfant entre 3 et 7 ans - et même après, mais c'est encore une autre histoire ! -, mais il est plus difficile pour l'adulte de s'en apercevoir : le jeune enfant est alors en plein processus d'individualisation, et d'imitation, et nous avons tendance à résorber ce qui nous écarte de lui. Nous disons : "Comment, cela fait vingt fois que je lui dis, et il n'a pas compris ? Mais pourquoi fait-il cela, ça n'a aucun sens !!", etc. C'est dommage : considérer leur étrangeté, et leur chance, de ne pas être séparé de l'environnement, de vivre encore dans cette unité originelle et d'appartenir de plein droit au monde naturel, nous permettrait de résoudre bien des malentendus entre eux et nous...

Je voulais écrire aujourd'hui un article sur nos activités au jardin, mais il semblerait que mes réflexions du jour aient pris un tout autre tour... 😊

Ce n'est que partie remise, profitez bien du soleil s'il passe par chez vous ! 😊

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8 comments

  1. Céline11:00

    Je me souviens parfaitement de ce jour-là également. J'avais 7 ans également... Je marchais aux côtés de mes parents (je revois la rue, je pourrais situer exactement encore aujourd'hui), et j'ai pris CONSCIENCE de mon existence. Je me suis entendue dire "Mais, je vis !". Comme tu le dis très bien, je me suis vue de l'extérieur...

    Tu le racontes très bien ! Etranges souvenirs que ces moments là....

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  2. Joséphine11:00

    Je ne sais pas l'age que j'avais mais ce devait être aux alentours de mes 7 ans.
    Hiver, froid, nous jouions avec ma sœur ainée dans le jardin enneigé. Ma mère nous fait rentrer parce que nos mains sont rouges, nos doigts sont tout durs. Elle nous prépare un chocolat chaud pour qu'on se réchauffe.
    Et là, je suis hors de moi : je vois ma mère (je me rends compte qu'elle est un adulte et un parent), je vois ma soeur (plus vieille que moi donc) et je me vois moi (une petite fille qui a joué dans la neige). Mais je ne ressens pas mes sensations ou émotions mais bien "oh je suis, je suis une enfant, je suis une petite fille !".
    Le lien entre l'activité et la compréhension soudaine de ce que je suis, ne me saute pas aux yeux même aujourd'hui... Pourquoi cette fois-là ? Peut-être est-ce lié à l'extérieur froid et l'intérieur chaud, l'activité irraisonnée et le calme qui arrive ensuite...
    A partir de ce jour-là j'ai beaucoup de souvenirs de ce genre, où je me regarde entrain d'agir ou de réfléchir ? Tous des souvenirs très forts dont je pense me rappeler toute ma vie...
    Merci Elsa pour cette session souvenirs :)

    PS : Beau soleil ici, donc thé et aquarelles dans le jardin !

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  3. Je n'ai aucun souvenir d'avoir vécu ce genre d'expérience.
    Ton article est très éclairant. À mon sens, "l'âge de raison" c'est le "second plan de développement" décrit par Maria Montessori, quand l'esprit de l'enfant d'"absorbant" devient "comprenant". Tout son rapport au monde change. C'est bien ce que tu décris j'ai l'impression :)

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  4. leskoalas11:01

    Je ne me souviens pas de telles choses pour moi, mais je remarque chez mes 6 ans et demi un subtil changement de comportement. Ils deviennent de plus en plus "raisonnables". Il y a effectivement "quelque chose" qui est en train de se jouer chez mes 2 grands...
    A suivre :-D

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  5. Anonymous11:02

    Je me souviens de choses où j'étais très petite (mes premiers souvenirs j'avais 2 ans), mais pas de souvenirs de détachement comme cela. Ou alors adulte, au moment de l'endormissement (ce que certains appellent des fantômes, la sensation de flotter, de léviter), je me demande si j'ai bien eu ce déclic ? Est-ce que je ne vivrais pas encore dans l'innocence de la petite enfance relié au monde ? J'aimerai bien. C'est beau de rêver :)

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  6. Céline11:02

    Alors ça...
    Je me souviens moi aussi parfaitement de ce moment-là. L'âge, je ne sais plus, mais le reste...
    J'étais en vacances chez mes grands parents. Et tout à coup, dans la salle de bain, j'ai croisé mon reflet. Je me suis longuement regardée, comme si c'était la première fois que je me voyais. Je me souviens exactement de mes pensées : "mais c'est moi ? Mais pourquoi c'est moi, ça ?". Je me sentais comme étrangère à moi-même.
    Je me souviens exactement de cette scène, j'y ai souvent repensé, mais jamais je n'ai pu l'expliquer.
    Merci pour cet article qui vient de donner un sens à ce souvenir...

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    1. Oh, Céline, j'ai un souvenir extraordinairement proche du tien ...

      J'avais 6 ans, et je m'ennuyais - ma mère préparait le repas dans la cuisine à côté et m'avait prévenue qu'on allait passer à table d'ici peu. En attendant, je tournais autour de la table du salon et me parlais à moi moi-même, et j'ai eu conscience que j'allais GRANDIR. Et je me suis dis : "Quand je serai grande, je me souviendrai de ce moment". J'avais conscience que c'était un instant anodin, que je n'avais, a priori, aucune raison de m'en souvenir, mais c’était comme un RDV à moi-même ... que je n'ai jamais manqué. Plus tard, à 10 ans, à 16 ans, à 30 puis à 40, j'ai été au RDV et j'ai convoqué la petite fille d'alors. Par le souvenir. Je redeviens, par le souvenir, cette petite fille tournant autour de la table ronde !

      Ce qui est étrange, c'est qu'à 6 ans tout juste, j'ai eu conscience de la temporalité. Je me suis dis : "Il existe des raccourcis dans le temps. Si à 30 ans, je me souviens de ce instant, c'est comme si je prenais un raccourci, comme si je pouvais voyager instantanément de ce moment à 25 ans plus tard."

      J'avais raison.

      Après m'être donné RDV, je me suis postée devant un miroir et j'ai eu exactement la même révélation que toi (Moi ? Moi !). C'était la première fois, mais pas la dernière, ce saisissement devant l'incongruité de mon image me prend régulièrement depuis. ;-)

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  7. Chloe09:16

    En psychologie, on parle de metacognition, au sens large. A priori, cette capacité serait propre aux humains , commence à se développer entre 7 et 10 ans

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